Mémoire
Par Jody Mohammadioun
La mémoire est la racine de notre être. Un individu ou un peuple dépourvu de mémoire dérive dans le chaos, sans encre, emporté au gré des marées, inconsistant et inconstant, totalement incapable de progrès ou de sagesse, égaré, sans substance… Nous sommes dans la vie comme un arbre dont les racines sont notre passé, telle que la mémoire nous le restitue, et dont les branches sont notre avenir. Et c’est au niveau du sol que se situe le moment présent. On peut rapprocher cet Arbre-Vie de l’Awen druidique, avec le “ah” représentant les énergies du ciel, le “ou”, les énergies de terre, et, ressoudant les unes aux autres, le “enne”, comme une longue ligne tenue fuyant vers l’extérieur par ondes concentriques à la recherche d’un horizon qui s’en éloigne à mesure.
Alors que nous avançons sur les chemins de la vie, nos racines-mémoire sondent de plus en plus profondément, alors que notre avenir, soit notre potentiel ou la croissance de notre âme, s’étire sans cesse plus haut et plus loin sous forme de branches ramifiées. A chaque instant la croissance en racines détermine une croissance équivalente en âme, leur lieu commun de génération étant le présent. Pour ceux d’entre nous qui croient que chaque individu est passé par une multitude d’existences et en connaîtra encore bien d’autres, la mémoire recouvre non seulement celle de notre existence actuelle mais aussi celle des vies antérieures. Mais si nous devions conserver le souvenir de tout ce qui s’est passé lors de nos existences passées, le simple poids de cette mémoire serait écrasant et rendrait notre présent insoutenable. Ceci explique peut-être pourquoi la plupart, mais non pas tout, doit être oublié. Le peu qui reste nous est laissé à dessein, car il est là pour nourrir notre croissance, pour nous aider à mettre en perspective la réalité de sorte à favoriser notre compréhension. Mais ces bribes de mémoire, nous ne sommes pas nécessairement conscients qu’elles sont là, ou ne savons pas les reconnaître pour ce qu’elles sont. En reprendre pleinement possession présuppose une quête que l’on se doit d’abord d’accepter, puis d’entreprendre—passer au crible tout ce que nous savons, toutes nos sensations, à la recherche de ces quelques éléments qui relèvent non pas du bagage de notre vie actuelle mais, au contraire, de notre héritage du passé. D’aucuns croiront que cet héritage fait plutôt partie d’une mémoire commune à notre race et qui nous est léguée par nos ancêtres. Quoi qu’il en soit, ces parcelles de mémoire prennent des formes diverses : visions plus ou moins précises, odeurs ou autre sensations, gestes repris machinalement, ou même simple positions du corps. Tous ces éléments discrets, épars et fragmentaires, sont tels les pièces d’un puzzle qui, une fois identifiées, doivent être imbriquées les unes dans les autres si l’on veut espérer obtenir un bref clin d’oeil de l’image d’ensemble, voire d’une toute petite portion de cette image.
La mémoire est aussi chaîne sans fin, clef d’un trésor inestimable d’expériences de vie. Il m’a été donné d’en confronter sur les collines austères d’une lande. Dans l’air froid de la nuit un feu flamboie. Tout autour, debout ou assis, se trouvent ces gens que j’ai connus, que j’ai été, que je suis—un solide guerrier de l’âge de bronze au Wessex, un druide aux habits de laine blanche finement tissée, mais aussi des personnes plus humbles—bergers, fermiers, potiers, forgerons. Des femmes adeptes dans le savoir de plantes et dans la magie de la terre, une princesse saxonne. Bateliers des marais et cavaliers véloces, pêcheurs, chasseurs … J’embrasse chacun à tour de rôle et le serre dans mes bras, visage hirsute, cuir et fourrures, parures frustes ou finement façonnées, mélange inouï de sensations. Je redécouvre et reconnaît chacun, comme un ami très cher perdu de vue depuis bien longtemps mais qui m’est redonné à présent en un lieu hors du temps. Et vient enfin le tour d’une femme menue vêtue de peausseries mal dégrossies. Halée comme une noisette, ses cheveux ébouriffés auréolent son visage. Malgré sa tenue rudimentaire, ses traits sont har-monieux et rayonnent chaleur et accueil. Comme elle est assise en tailleur, je me mets aussi par terre. Je pose ma tête sur ses genoux et écoute une histoire qu’elle raconte. Bien que sa langue me soit inconnue, le sens semble pénétrer mon être. Sa voix est grave et mélodieuse et les mots—les mots, ils ressemblent aux innombrables bruits de la forêt—chuchotement du vent dans les branchages, susurrement à peine perceptible de la neige filtrant parmi les troncs d’arbre stoïques, bruissement de feuilles mortes qui jonchent le sol, chant d’un ruisseau qui se faufile parmi les galets.
Et maintenant, alors que tout s’estompe, je suis enfin tout à fait le fil de l’histoire de la petite Mère de la Forêt, à reculons, de plus en plus loin en arrière, jusqu’à ce que je remonte tout à fait AU COMMENCEMENT