Une réévaluation de la liste des caractères de l’alphabet des Oghams

Parmi ceux qui s’intéressent à la Spiritualité Celtique, rares sont ceux qui savent que l’interprétation moderne de l’alphabet Ogham irlandais est essentiellement basée sur les idées de Robert Graves, exprimées dans son œuvre majeure « La Déesse Blanche »…

Une réévaluation de la liste des caractères de l’alphabet des Oghams

Par Luke Eastwood

Parmi ceux qui s’intéressent à la Spiritualité Celtique, rares sont ceux qui savent que l’interprétation moderne de l’alphabet Ogham irlandais est essentiellement basée sur les idées de Robert Graves, exprimées dans son œuvre majeure « The White Goddess » (« La Déesse Blanche »).
Les spécialistes ont généralement des idées différentes sur l’Ogham globalement, sur l’éventualité de l’existence d’un calendrier lunaire Ogham, et même sur l’affectation d’un arbre ou d’une plante à l’ensemble des 20 ou 25 lettres de l’alphabet.
En général, il semble que la plupart des personnes intéressées par l’Ogham, y compris de nombreux écrivains et ordres druidiques, se contentent volontiers de la « sagesse acceptée » que l’on trouve dans de nombreux livres et sur internet.

Cependant, je crois qu’une réévaluation des kennings (1) et de l’ethos général de l’alphabet beith-luis-nin ou Ogham basée sur de véritables preuves et non pas sur des notions fantaisistes est attendue depuis longtemps.
Tout d’abord, nous devons remercier Graves d’avoir réintroduit l’Ogham dans la culture moderne, et plus particulièrement dans le domaine de la Spiritualité Celtique. Cependant, une grande partie de son travail est erronée ou spéculative, ce qu’il reconnaissait lui-même suite à la publication de « La Déesse Blanche ». Une de ses principales sources pour son calendrier lunaire de 13 mois est le « Ogygia » de Roderick O’Flaherty (2) (1685, traduit en anglais en 1793).
Certes les érudits savent qu’il y a en fait 15 consonnes, ce qui réduit à néant la théorie de Graves, elle-même basée sur une erreur dans les travaux de O’Flaherty.
Tout calendrier des arbres, viable ou pas, est une invention entièrement moderne. Je n’ai trouvé aucune preuve dans les travaux académiques, ou les traductions de manuscrits anciens laissant supposer qu’une telle chose ait existé avant les suppositions de Graves.
Une fois rejetée la notion de calendrier, considérons l’Ogham comme un alphabet des arbres.
Des érudits comme McManus ont tendance à rejeter l’idée d’un alphabet des arbres, du fait que seulement 8 des lettres se réfèrent spécifiquement aux arbres. Bien que cela soit en fait correct, comme McManus le reconnait lui-même, les kennings font souvent allusion aux arbres, ou pourraient le faire.

Un autre chercheur, Niall Mac Coitir a réinterprété les anciens kennings irlandais faisant spécifiquement référence aux arbres – ce qui donne une liste complète des arbres et des buissons, mais pas des plantes. Après avoir étudié son travail, je trouve ses arguments et sa réinterprétation convaincants, mais étant donné le caractère cryptique des trois listes de Bríatharogam (3) (mot-ogham), cela reste quelque peu sujet à caution. Ce serait agréable de pouvoir dire qu’il existe une interprétation définitive et correcte de la signification des lettres, et de leurs correspondances, mais malheureusement ce n’est pas si simple et le mieux que nous puissions obtenir est un modèle adapté au mieux, basé sur les sources originelles. Malheureusement, la liste d’Oghams la plus courante est basée sur des traductions de l’irlandais médiéval en anglais moderne. Elle n’a pas été remise en question depuis fort longtemps, mais a évolué en 2003 avec la publication des travaux de Niall Mac Coitir. Ce qu’il a fait a été de revenir aux premiers textes juridiques tels que Bretha Comaithchesa (4), en les recoupant avec les plus anciennes versions connues des Bríatharogaim Maic ind Óc, Bríatharogaim Con Culainn and Bríatharogaim Morainn mic Moín. Il a souligné également que la plus grande part de la terminologie autour de l’Ogham fait spécifiquement référence aux arbres et aux buissons, ce qui est une indication supplémentaire du fait qu’il s’agit bien d’un alphabet d’arbres.

Regardons quelques exemples spécifiques. Les lettres elles-mêmes sont appelées feda, ou fid au singulier, ce qui signifie respectivement « bois » et « arbre ». Les consonnes sont aussi nommées táebomnai, ce qui se traduit par « le côté d’un tronc d’arbre ». Le druim (5) (bord/crête) sur lequel les lettres sont écrites était à l’origine vertical, comme le tronc d’un arbre, le druim horizontal s’étant développé avec l’usage du papier ou du vélin. Les épines, ou lignes qui composent chaque lettre (sur le druim) sont appelées flesc, qui se traduit par brindille. Ainsi, à partir de l’étymologie ci-dessus, il est très clair que l’alphabet a une connexion avec les arbres et les buissons. Cependant, les listes d’Ogham les plus communes que l’on trouve dans les livres ou sur internet incluent des plantes – vigne, lierre, bruyère, fougère, roseau et chèvrefeuille. Pour commencer, le roseau et la bruyère n’ont ni tronc ni brindilles, et peuvent être immédiatement rejetés, pour autant que je sache. La bruyère n’a pas de tronc et sa croissance basse et fine peut difficilement être interprétée comme brindille. Les plantes restantes ne sont pas des arbres, ce sont des parasites dans la mesure où elles ont besoin d’un hôte sur lequel grimper – soit un mur soit un arbre dans la plupart des cas. Sur la base que les plantes mentionnées plus haut ne sont pas des arbres et ne possèdent pas les qualités associées à la terminologie Ogham, on se retrouve confronté à la tache de chercher des interprétations alternatives cohérentes, basées sur les sources matérielles, et c’est exactement ce qu’a fait Mac Coitir.

Sa première divergence avec la liste standard n’est pas en fait la suppression d’une plante – c’est une substitution d’un arbre par un autre, ainsi pour Nin – le cerisier à la place du frêne. C’était une décision plutôt audacieuse, considérant la large diffusion de l’interprétation de nin, nuin, en tant que frêne. Le mot se traduit en fait par « branche fourchue » ce qui correspond uniquement à un arbre ou un buisson. Par conséquent, nous devons nous référer aux trois Bríatharogam pour trouver de quel arbre il s’agirait réellement. Les trois mots-oghams en irlandais sont – Costud Síde, Bág Ban and Bág maise que Mac Coitir retraduit respectivement par « jouissance primitive ou cadeau de l’autre-monde », « vanterie de la femme » ou « vanterie de la beauté ». Tout cela est plutôt cryptique, mais indique bien une connexion avec l’autre monde (royaume du Sidhe), féminité et beauté. Le cerisier possède traditionnellement ces qualités, mais pas le frêne. Aussi j’aurais tendance à approuver le choix du cerisier, et l’idée que le frêne devrait être placé ailleurs.

La divergence suivante porte sur Muin, souvent traduit par vigne comme le suggère Auraicept na n-Éces « premier livre des étudiants » (6). Cependant, les mots-oghams particulièrement vagues pour cela – Tressam fedmae, Ardam maisse, Arusc n-airlig, Conar gotha signifient respectivement « le plus fort dans l’action », « la plus noble grâce », « proverbe de massacre / pourriture » et « chemin de la voix ». Pour compliquer un peu plus, le mot « Muin » peut signifier « cou », « amour », « astuce » ou peut-être « le fourré ». Mac Coitir suggère « le fourré » comme la signification la plus probable, en raison de son lien avec les arbres, et pointe également que « le plus fort dans l’action » et « proverbe de pourriture » pourraient être relatifs aux propriétés purgatives pour lesquelles est connu le nerprun, mais pas la vigne. Les vignes ne sont pas originaires d’Irlande, où elles furent introduites à la fin de l’ère romaine, alors que le nerprun a un long passé d’usage médicinal en Irlande, encore en pratique aujourd’hui. Muin est, dans mon opinion, l’arbre le plus difficile à placer en raison de ses vagues et multiples associations, mais je suis convaincu que Mac Coitir a correctement identifié « vigne » comme une erreur médiévale.

Gort est communément identifié comme « lierre », également répertorié ainsi dans le Auraicrept Na N-Éces (Scholar’s Primer). Ce mot signifie en fait « champs », et les mots-Oghams sont Milsiu férai, Glaisem gelta, Ined erc and Sásad ile. Ce qui signifie respectivement « l’herbe la plus douce », « la pâture la plus verte », « un endroit qui convient aux vaches » et « satisfaction de tous ». Ces significations sont encore une fois assez vagues, mais pourraient tendre à indiquer un arbre (éventuellement) qui peut -être associé avec des champs et des vaches. D’abord, le lierre n’est pas un arbre, il ne pousse pas tout seul au milieu des champs, et le bétail ne le mange pas. L’ajonc, en revanche, se trouve communément dans les champs, c’est un petit arbre traditionnellement utilisé comme fourrage pour le bétail, y compris les vaches. L’ajonc était également reconnu comme bénéfique sur les bonnes terres pour ses multiples utilisations – comme fourrage, litière, teinture, bière, engrais, haies. C’est donc un meilleur choix que lierre, qui aurait pu souvent être lui-même confondu avec un autre parasite grimpant, le chèvrefeuille – Edlenn et Edeand se prononçant de manière similaire. Onn a été identifié comme ajonc ou bruyère par les glossateurs médiévaux, alors que le mot en Vieil Irlandais signifie clairement frêne. Les mots-Oghams sont Congnaid, congnamaid ech, Fétham soíre and Lúth fían, ce qui signifie « celui qui blesse / aide les chevaux », « le plus doux des savoir-faire », et « subsistance des guerriers ». A première vue, ces significations ne semblent pas d’une grande aide, mais le frêne était largement utilisé en charpente, fabrication de lances, et fourrage pour les chevaux (feuilles séchées). Le frêne correspond à au moins deux des mots-Oghams, alors que ajonc en est loin.

Úr est souvent donné comme bruyère, un petit arbuste à croissance lente, mais le mot signifie « argile », ou « humide / frais ». Cela semble bien correspondre avec le premier des mots-Oghams Úaraib adbaib; Gruidem, guirem dál, Sílad cland and Forbbaid ambí, qui signifie « dans les habitations froides », « le partage le plus dévoué », « propagation / écoulement des plantes » et « suaire d’un sans-vie ».L’orme est indigène, comme la bruyère, mais c’est un arbre et il est spécialement bien adapté aux conditions humides et froides en plus d’être plein de sève. En Irlandais moderne, l’orme est appelé crann úr, ce qui renforce encore l’argument pour le placement de l’orme ici au lieu de la bruyère.

Sur les cinq lettres supplémentaires utilisées pour rendre les mots grecs et latins, Mac Coitir en conteste deux de la liste communément admise.
La première est Uilen (Ui), qui signifie « coude / angle ». Le mot-Ogham tuthmar fid ou « l’arbre le plus parfumé » est probablement la raison pour laquelle on l’attribue au chèvrefeuille. Bien sûr, le chèvrefeuille n’est pas un arbre, alors que le genévrier (qui est aussi très odorant, surtout quand on le brûle) est un arbuste auquel les glossateurs médiévaux font également référence pour cette lettre. Selon Fergus Kelly, Crann Fir est le genévrier, le mot « fir » ou « fiar » ayant le sens de « penché », ou « tordu » qui correspond à ses caractéristiques aussi bien que le mot « uilen » qui a le même sens.

La seconde lettre qu’il remplace est Emancholl (Ea), qui signifie « jumeau du noisetier ». Elle est souvent répertoriée comme « hêtre », ce qui peut facilement être démontré comme un mauvais choix. Le hêtre a été introduit en Irlande à la fin de la période médiévale par les Normands / Anglais, il n’est pas indigène en Irlande et ne s’est largement installé qu’après que l’alphabet Ogham ait cessé d’être utilisé. En revanche, le noisetier est indigène en Irlande et ne correspond pas moins avec les mots-Oghams de cette lettre, qui sont totalement cryptiques.

Ainsi, après avoir présenté ma propre interprétation des preuves établies principalement par Mac Coitir, j’espère avoir argumenté suffisamment pour une réévaluation de la liste communément acceptée des Oghams.

Je suggérerai que bien que « le calendrier des arbres » soit clairement une invention moderne, il y a de très bons arguments en faveur du fait que beith-luis-nin est bien entièrement un alphabet des arbres. De nombreux auteurs rejoignent la croyance de John-Paul Patton selon laquelle l’Ogham est un système de connaissances qui s’étend au-delà des arbres eux-mêmes. J’aimerais être d’accord avec cette affirmation, mais je pense que les preuves empiriques démontrent bien que les racines de ces connaissances et usages réside dans la liste des arbres elle-même.  Je suggérerai que la connaissance et les correspondances existantes dérivent en quelques sorte de la liste des arbres, et par conséquent, la sélection des arbres corrects est essentielle pour un bon usage de l’Ogham. Clairement, le choix des arbres pourrait avoir un impact sur des pans entiers de connaissances, et particulièrement dans l’usage de l’Ogham en herboristerie et en tant qu’instrument de divination. En ce sens, il est essentiel que les arbres soient correctement attribués, sinon l’ensemble des correspondances s’avère incorrect.

Je ne vais pas prétendre que les interprétations des lettres présentées ici sont définitives, ou entièrement correctes. Je suis convaincu que ces amendements ont plus de chances d’être les bons que l’interprétation commune. Je crois également que la liste communément acceptée est anachronique, et mérite au moins un nouveau regard de la part des érudits celtiques et les pratiquants qui utilisent réellement le système Ogham.
A ce jour, les travaux de Mac Manus, Kelly, Mac Coitir et Patton restent largement inconnus hors des cercles académiques, ce qui explique sans doute pourquoi la plupart des pratiquants modernes continuent à utiliser un alphabet Ogham établi de longue date et probablement erroné. J’aimerais voir une réévaluation approfondie par des organisations académiques et spirituelles, et voir émerger un nouveau consensus sur ce que sont les attributs corrects des lettres douteuses. La définition basique de l’Ogham a été tenue pour acquise, et donc complètement négligée jusqu’à récemment. Cependant, étant donné l’immense impact qu’aurait l’acceptation d’une nouvelle liste, c’est un domaine de l’étude des Oghams qui nécessite une attention urgente.

Publié pour la première fois dans « Journal Of Ogham Studioes magazine » en juin 2016.

 

Traduction Véronique Boyer

Notes de la traductrice
(1) kenning : Un kenning (pluriel savant : kenningar) est une figure de style propre à la poésie scandinave, qui consiste à remplacer un mot par une périphrase à valeur métaphorique.
(2) Roderick O’Flaherty (1629-1718 ou 1716) était un historien irlandais
(3) Dans la littérature irlandaise ancienne, un Bríatharogam (« mot ogham », pluriel Bríatharogaim) est un kenning de deux mots qui expliquent la signification des noms des lettres de l’alphabet Ogham. Trois listes différentes de bríatharogaim sont connues :
Bríatharogam Morainn mac Moín
– Bríatharogam Maic ind Óc
– Bríatharogam Con Culainn
(4) Bretha Comaithchesa = anciennes lois concernant le voisinage et les arbres.
(5) Druim = gaélique écossais : dos
(6) Auraicept na n-Éces « the scholars primer » est un ancien traité irlandais de langage et de grammaire, supposé écrit au VIIème siècle par un érudit nommé Longarad.

Apprenez-en davantage sur le Druidisme et sur la façon de rejoindre l’Ordre

Autrefois, seuls ceux qui pouvaient apprendre personnellement d’un druide pratiquaient le Druidisme. Mais aujourd’hui, vous avez la possibilité de prendre un cours basé sur l’expérience quel que soit l’endroit où vous vivez, ce qui vous fait automatiquement adhérer à l’Ordre des Bardes, Ovates et Druides ; vous vivrez ainsi l’aventure que des milliers de personnes partout dans le monde ont déjà entrepris. Le cours présente les idées et les pratiques du Druidisme d’une façon résolument pratique, tout en étant profondément spirituelle.